Cette année, j’ai eu l’occasion d’animer plusieurs rencontres philosophiques sur le thème du voyage. Ayant moi-même voyagé depuis l’enfance à de nombreuses reprises, je me questionnais en même temps que les participants sur le sens du mot voyage. Dans le dictionnaire on trouve cette définition : « Déplacement d’une personne qui se rend en un lieu assez éloigné. »
La première question que soulève cette définition serait celle-ci : le voyage est-il le propre de l’humain ? Les autres animaux voyagent-ils eux aussi ? Cette définition, n’est-elle qu’une vision anthropocentrée du voyage ?
La deuxième question soulevée par cette définition serait la suivante : qu’est-ce qu’un lieu « assez éloigné » ? La notion de distance étant subjective, il est difficile de définir ce que serait un endroit assez éloigné. Pour une personne qui a toujours vécu au même endroit, se rendre à 50 kilomètres dans un environnement dépaysant peut sembler très loin, alors qu’une personne qui parcourt le monde chaque semaine pour son travail aura l’impression que l’autre bout de la France, c’est la « porte à côté. »
De plus, suffit-il de se rendre dans un lieu assez éloigné pour voyager ? Qu’en est-il des personnes qui partent tous les ans au même endroit, même si le lieu de vacances se situe en dehors des frontières du pays habité ? Voyagent-ils encore ? Est-ce la distance qui détermine si nous sommes en train de voyager ou non ?
Une hypothèse souvent avancée est celle de l’inconnu. Voyager signifierait se rendre dans un endroit nouveau, jusqu’à présent inconnu. Le voyage serait synonyme de découverte, d’un regard nouveau porté sur l’extérieur. Mais alors chaque déplacement pourrait finalement être un voyage. Le paysage n’étant jamais identique, notre regard et notre perception de l’environnement non plus, nous pourrions plusieurs fois par jour voyager en nous rendant au travail ou à la boulangerie. Mais sommes-nous réellement en train de voyager dans de pareilles circonstances ?
Une autre hypothèse proposée est celle de la rupture avec le quotidien. Le voyage ne serait pas tant une question de distance ou d’inconnu, mais une expérience qui nous ferait sortir de notre routine et nous ouvrirait à d’autres mœurs ou d’autres cultures. Mais alors, tout déplacement dans un lieu éloigné qui romprait avec nos habitudes serait-il un voyage ? Là encore, cette définition nous emmène vers un nouveau problème : à savoir que certains déplacements, qui pourtant rompent avec notre routine, ne sont pour autant pas des voyages car leurs motivations diffèrent de celles du voyage. C’est le cas par exemple de l’émigration, de la colonisation ou encore de l’expatriation.
Interviennent ici les questions de la motivation et l’intentionnalité. Qu’est-ce qui motive celui qui voyage ? Faut-il vouloir voyager pour réellement voyager ?
Pour résoudre ce problème, nous pourrions proposer que pour voyager il faut l’avoir choisi. Dans ce cas un enfant dont les parents auraient décidé de l’emmener avec eux en vacances à l’étranger dans un pays inconnu pour découvrir une nouvelle culture, ne serait pas en train de voyager, car il subirait le choix de ses parents. Cette proposition me semble à nouveau problématique : il existe des voyages que nous n’avons pas choisi et qui pourtant se révèlent être des voyages.
Enfin, si le voyage n’est ni une question de distance, ni d’inconnu, ni de choix, serait-il alors une question d’intention ? Que recherchons nous dans le voyage ? La découverte ? La rencontre ? L’ouverture ? La fuite de la réalité ?
Cet été lors d’un voyage fait en famille, j’ai à nouveau éprouvé ce que j’avais déjà ressenti lors de précédents voyages qui me firent comprendre ce que signifiait voyager pour moi : être inconfortable, ressentir une tension parfois même une contradiction à l’intérieur de moi. Pour ma part, voyager, c’est être déstabilisée, se sentir heureuse et coupable à la fois, curieuse en ayant parfois envie de détourner le regard de ce que je vois, ressentir des émotions contradictoires au même moment, ne plus savoir quoi penser ni de moi, ni du monde qui m’entoure.
Finalement le voyage ressemblerait davantage à une rencontre qu’à un déplacement : dans une rencontre quelque chose nous attire et nous résiste, il y a cette tension qui fait que quelque chose a bougé à l’intérieur de nous et que nous ne serons plus jamais le même. Le voyage serait donc à mon sens le sentiment de cette tension que provoque l’environnement sur nous et qui nous ouvre à ces questions : où suis-je ? Qui suis-je ?
C’est lorsque je ressens cette tension et cette question qui viennent me surprendre que je m’aperçois que je ne suis plus uniquement en train de me déplacer à l’étranger pour mes vacances mais en train de voyager.
Nicolas Bouvier a écrit à ce sujet : « On croit qu’on fait un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »
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